Onigoko inversé ?! ▬ Shirayuri

    Des réminiscences chatoient les rebords de ma mémoire, comme un plumeau chatouille le museau d'un chat, et émeuvent mon esprit endormi qui se plonge dans des chimères lointaines où seule ma personne demeure existante en ce monde onirique. Je rêve souvent de ce jour, où la haine se manifestant en flammes ardentes, a noyé ma maison et mon village, réduisant en d'infinitésimales vestiges cendrées la vie qui s'y trouvait. L'existence s'arrachant en un cri, le cri s'étouffant en un frémissement et le frémissement se transformant en horreur. L'horreur. Cette balafre qui a causé la souffrance de l'agonie. Un kitsune blanc à huit queues m'a tirée de mes affres, sa main chaleureuse a pris la mienne et ses bras ont enveloppé mon corps maigre et crasseux ; je me rappelle de la chaleur de son dos, bienveillant et doux, sur lequel je me suis assoupie, puis la froideur de son départ quand il a fallu qu'il me quitte. Ce n'est qu'un yōkai, mais cet être que l'on accable a sauvé la petite personne que j'étais. Je me vois le retrouver aujourd'hui, traversant la forêt et jaillissant des arbres les plus majestueux pour m'emmener loin de mes responsabilités. Je le regarde me porter vers la lune, lune qui a inspiré maintes légendes et qui fait tant soupirer les hommes. Je m'émerveille de la beauté des paysages qu'il me fait voir. Mais toutes ces images que je visualise dans mon esprit ne sont que le résultat de mon rêve.


    Un bruit m'extirpe de mon sommeil. Je me réveille en sursaut et mes sens me poussent à glisser ma main sous mon oreiller pour agripper mon tantō. L'aura du mal se fait sentir. Quelqu'un s'est introduit dans ma chambre. Ce n'est pas normal. Alors, je cherche dans la pénombre l'individu qui s'est infiltré et qui a causé l'agitation qui se fait entendre dans les couloirs. Comment a-t-il su que le maître de la maison serait absent ? Serait-ce un ennemi ? Quel type d'ennemi ? Un yōkai ?

    Alors, mes yeux se posent sur une masse sombre et s'écarquillent quand je parviens à percevoir sa carrure. Son extrémité supérieure affleure le plafond et je devine à la largeur de ses épaules qu'il pourrait se confondre à celle de l'embrasure du shōji. Sa stature imposante m'intimide d'emblée. Et à mesure que les nuages qui couvrent la lune s'éloignent, son visage se distingue. Le clair de lune traverse le papier de riz et éclaire son faciès, la dureté de ses traits, son air suffisant et sa chevelure argentée. Quatre protubérances logent sur son front ; je m'aperçois avec terreur que parmi tous les yōkai qui auraient pu se tenir là, c'est un oni qui est posé devant moi. Le tentacule de la peur se glisse dans mes membres, les engourdissant in extenso. Jamais je n'ai été confrontée à pareil danger. Je commence à me demander si je ferais le poids contre lui.

    Des lumières se rapprochent, des chuchotements s'élèvent, des pas s'avancent ; l'agitation se fait sentir. Les gardes viennent pour lui. Le cœur niché dans ma cage thoracique calme ses galops, mais la pensée qui traverse mon esprit me rappelle que cet oni pourrait les tuer s'ils entraient. Je constate d'ailleurs qu'il ne m'a fait aucun mal pour le moment et qu'il ne fait que se tenir immobile dans ma chambre. Que veut-il ? Je plisse mes paupières et le toise, tout en me redressant pour m'asseoir et en glissant secrètement mon tantō dans la manche de mon kimono pour assurer toute maniabilité si jamais il bondit sur moi.

« Ojō-sama, veuillez nous pardonner d’ainsi vous réveiller. Un yōkai libre se serait infiltré dans la demeure. Vous a-t-il approchée ? »

    Les gardes sont juste derrière ce shōji. Je reste silencieuse un moment le temps de juger la situation. Deux choix s'offrent à moi : soit je dis la vérité, soit je la dissimule. Si je dis la vérité, les gardes entreront mais l'oni qui se cache dans la pénombre pourra aisément les tuer à la seconde même où ils poseront le pied dans la pièce et ensuite, ce sera à mon tour ; si je la dissimule, les gardes partiront saufs, en revanche ma sécurité ne sera pas garantie. J'ai trente pourcents de chance de survivre avec la seconde option si je prends en compte que si l'oni ne m'a toujours pas réduite au silence, c'est que son intrusion n'a pas pour but de semer la pagaille. Sinon, je n'ai que un pourcent, mais ce seul pourcent représente beaucoup. J'ai peur, mes jambes tremblent sous ma couverture et la main que je garde dans ma manche le traduisent, toutefois, je dois garder la tête haute. Une femme de mon envergure ne doit pas chanceler face à un oni qui se cache.

« Un yōkai se serait infiltré dans la demeure, dites-vous ? Pour répondre à votre question, il ne m'a pas approchée, mais hâtez-vous de le trouver si jamais il s'avère qu'il y en a bien un ici.
— Oui, Ojō-sama ! » déclarent-ils en chœur.

    Les lumières disparaissent progressivement, les pas rigoureux des gardes s'éloignent ; il n'y a plus que le clair de lune pour éclairer la pièce. Je regarde l'homme en argent qui se tient dans l'angle de la pièce, muet et immobile. J'essaye de garder le dos droit et les épaules en arrière ; il faut que je reste digne.

« Combien de temps comptez-vous rester caché là ? Que voulez-vous ? » quémandé-je avec dureté en le fusillant du regard.

    Ma main est toujours dans ma manche, discrète, prête à brandir mon arme en sa direction au moindre mouvement dangereux qu'il ferait. Je tente de rester digne, fière et tout ce que doit inspirer une femme de ma stature, toutefois, il ne faut pas se voiler la face.